Danser les ombres, par Laurent Gaudé

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Laurent Gaudé est un voyageur, il se promène dans le temps et se ballade sur la planète. Son œuvre en témoigne. Là, il s’est arrêté à Haïti au moment où la terre a tremblé et a dévasté l’île. C’était le 12 janvier 2010.

Après le meurtre de sa sœur, la voluptueuse et affamée d’hommes Nine, Lucine est chargée d’aller annoncer la nouvelle au père des orphelins dans l’espoir de lui arracher une pension. De Jacmel, Lucine se rend à Port-au-Prince où réside Armand Calé, et retrouve la capitale qu’elle a quittée cinq ans avant, où elle a fait ses études tout en participant avec beaucoup d’autres aux manifestations de 2004 contre le pouvoir, contre Aristide et sa caste corrompue.
Port-au-Prince dont la chaleur poussiéreuse, suffocante, les odeurs, le bruit, la vie grouillante et désordonnée, la pauvreté ne l’empêchent pas de prendre sa décision. Elle a retrouvé sa ville, c’est là qu’elle a vécu les grands moments de sa (jeune) vie, elle ne retournera pas à Jacmel. Elle rencontre Saul dont elle a connu la sœur, Emeline, assassinée par les tontons macoutes. Saul, qui était parti à Cuba afin de finir ses études de médecine, ce qu’il n’a pas fait, Saul, presque médecin, blessé au corps et au cœur, ne s’est jamais relevé de l’échec du soulèvement populaire de 2004. Il soigne tout de même avec passion la misère du monde dans les quartiers défavorisés. Il traîne un lourd passé, fils d’une domestique engrossée par son patron, un aristocrate, rejeté par sa belle-mère, à peine reconnu par son père avant sa mort.
Saul entraîne Lucine chez ses amis, et là, on entre dans un univers chaleureux, le Fessou, un ancien bordel, où l’amitié et des convictions politiques progressistes cimentent les liens entre les vieux camarades, tout autant que les parties de dominos, les rires, les répliques volontiers alcoolisées, la vie sous la conduite du désir et de l’instant. Le vieux Tess est le tenancier, l’âme du lieu, la tête plein de souvenirs, il est celui qui impose à ses amis de ne pas oublier l’importance du débat politique, témoin qu’il a été des années Duvalier père et fils. Autour de lui, il y a Jasmin Lajoie, l’éternel séducteur de femmes mariées, Pabava le silencieux, le combattant engagé qui a connu la torture sous Duvalier fils, son ami le Facteur Sénèque, le jeune Bourik Travay, infatigable au travail, Saul bien sûr et d’autres encore.
Jamais loin, traîne dans son taxi le vieux Firmin, surnommé Matrak, ancien Tonton Macoute à la solde des Duvalier. Il s’était occupé de Pabava et celui-ci ne l’a pas oublié. Matrak aussi vit dans le passé, honteux, hanté par ses démons, à la recherche d’une rédemption impossible. Dernier personnage et non des moindres, la très jeune, blanche et très malade Lily, en rébellion contre sa mère et contre la médecine. Lily, symbole de la bourgeoisie blanche et riche, qui veut échapper aux perfusions, user ses dernières forces, partir seule à la rencontre de Port-au-Prince, avec la volonté de mourir au milieu de ceux dont elle vénère la liberté, pénétrée d’un amour vaillant pour ce pays qu’elle considère être sien.
Tout ce monde, comme tous les habitants de Port-au-Prince, voient leurs bonheurs s’effondrer ou leurs tourments s’envoler, quand la terre se met à trembler, que les maisons sont à terre, qu’une poussière blanche s’élève partout, que des incendies se déclarent. Les Haïtiens hagards déambulent à la recherche de proches, ne comprennent pas ce qui s’est passé, mais beaucoup se soucient des autres et s’entraident. Quand une élève infirmière est dégagée des gravats, c’est une leçon de solidarité, voire d’héroïsme. Les personnages du roman n’y sont pas pour rien.
Cependant, au sein du chaos existant, les esprits ne tardent pas à se manifester. Dans ce pays où la culture Vaudou est vivace, les morts jaillissent des crevasses de la terre et se mêlent aux vivants, au point que parfois on ne sait plus faire la distinction.
Matrak, le Tonton Macoute se souvient bien de Valentine qui, avec d’autres morts des suites de torture, l’arrêtent et lui rendent les coups qu’il leur avait portés trente six ans avant. Valentine voit alors Pabava, autre torturé qu’elle avait aimé, mais lui est bien vivant. Ils partent cependant pour l’autre monde.
Laurent Gaudé sait faire parler les morts, il sait les faire vivre, entre personnages du chair et êtres immatériels, ombres, silhouettes, tout de même appelés à retourner dans les entrailles de la terre, à mourir une seconde fois.
On ne sait pas toujours où Laurent Gaudé nous emmène, mais on y va, sidérés par la confiance qu’on a en lui, en sa poésie, en son goût pour le fantastique et le risque qu’il prend de s’y perdre. On se rassure car cet auteur est toujours plein de bonnes intentions, même s’il sait que ce n’est pas suffisant pour entraîner le lecteur avec lui.

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