Eugenia, par Lionel Duroy

Publié le

Ce livre mélange, sans que l’on s’en rende trop compte, deux genres différents, une chronique historique, celle de la fin des années 1930 et de la période de la guerre 39-45 en Roumanie, et une intrigue romanesque autour de quelques personnages témoins des drames qui ont accompagné la guerre, personnages réels pour beaucoup d’entre eux. Le récit des faits historiques occupe une très large partie de ce qui reste un roman.

La narratrice, Eugenia Radulescu, est une jeune fille issue d’une famille de la petite bourgeoisie de Passy (Iasi), ville universitaire de Moldavie, composée de Juifs pour un tiers de sa population. Arrivés massivement au lendemain de la Première Guerre Mondiale, les Juifs de Roumanie ont été naturalisés, et cela a été mal accepté. D’emblée, se pose pour Eugenia la question de l’antisémitisme, entre une famille sans empathie ni complaisance, voire hostile à la population juive, et Stefan, son frère aîné enrôlé dans la “Garde de fer“ du fasciste Codreanu. Ce mouvement violent attire la sympathie d’intellectuels comme Cioran et Mircea Eliade, et mène des exactions contre des Juifs, cela dès avant la guerre et sa future alliance avec Hitler. Ainsi l’écrivain juif Mihail Sebastian, attiré dans un piège au lycée d’Eugenia où il est invité à participer à une conférence littéraire, est agressé et battu par des militants antisémites, amis de Stefan.
C’est en cherchant à le protéger qu’Eugenia fait la connaissance de Mihail et en tombe amoureuse. Mihail Sebastian écrit des romans et des pièces de théâtre, avec un  certain succès critique et populaire. C’est un personnage mélancolique, il n’est pas combatif, il semble résigné. Ainsi dans sa quête amoureuse envers son actrice, son égérie, Leny Caler, qui le manipule comme tous les hommes qu’elle attire dans sa couche. Ce type de personnage transparaît dans les œuvres de Mihail, comme celui de la consolatrice qui l’aime sans retour et qui, dans la vraie vie, est précisément Eugenia, dés lors sensibilisée à la cause des Juifs.
En juin 1941, suite à des manipulations de l’opinion consistant à prétendre que les Juifs œuvrent pour les Russes, devenus des ennemis après la rupture du pacte germano-soviétique, manipulations qui s’ajoutent aux ressentiments latents de la population chrétienne à leur égard, a lieu un vaste pogrom à Jassy, traduit par la l’agression physique et la mort de milliers de Juifs, ou leur déportation. Eugenia assiste à cette barbarie, à ces tueries bestiales, qu’elle décrit pour l’agence de presse qui l’emploie. Le massacre implique des militaires, mais aussi la population civile, des gens ordinaires, des voisins. Envahie par un sentiment de révolte, la narratrice entre dans la résistance, communiste, commet quelques actes terroristes, mais elle est taraudée par le besoin de comprendre ce qui a pu déterminer une telle sauvagerie, et décide de s’intéresser aux bourreaux plutôt qu’aux victimes. D’explorer la banalité du mal, dirions-nous. Elle échouera à interroger des protagonistes, et verra sa personne et ses actions traînées dans la boue par un journaliste local pour un journal collaborateur : “Un pogrom ? Quel pogrom ?“
Ce roman éclaire avec bonheur un pan de la guerre de 39-45 dans un pays mal connu. Le cadre institutionnel y est alors complexe (monarchie constitutionnelle, démocratie parlementaire), la géographie et la démographie sont mouvantes, avec des provinces rattachées depuis la Grande Guerre (Bessarabie, Bucovine) puis cédées à la Russie à la faveur du pacte germano-soviétique, enfin récupérées. Le contexte politique est trouble, avec les pouvoirs successifs du roi, finalement écarté, puis de militaires, avec des alliances instables mais marquées par une dépendance franche à l’Allemagne nazie.
L’antisémitisme de la population roumaine occupe une large partie du roman. Acerbe, acrimonieux, vindicatif, décrit avec une grande précision et des mots éclatants ou plus habiles, il me semble trahir par sa très  forte présence une certaine culpabilité de l’auteur.
Il reste que ce roman, équilibré, puisant sa sève dans un monde réel ou possible mais laid, accroche fortement les neurones de la connaissance  d’une part, de la sensibilité d’autre part.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article