Au tribunal de mon père, Isaac Bashevis Singer

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Souvenirs d’enfance de l’écrivain juif polonais qui a écrit la plupart de ses livres en yiddish, pourtant une langue essentiellement orale, et qui les situe le plus souvent à Varsovie dans le quartier hassid.

Le jeune narrateur habite au 10, rue Krochmalna à Varsovie, au début du XXe siècle. Troisième d’une fratrie de quatre enfants, il a huit ou dix ans au début, quand il témoigne de l’activité de son père, douze ans quand la Première Guerre éclate et quatorze-quinze ans quand la famille quitte Varsovie occupée par les Allemands et où l’on a faim, pour Bilgoray en zone occupée par les Autrichiens et où réside sa nombreuse famille maternelle.

Ses parents et une bonne part de la Varsovie juive sont des Juifs orthodoxes, des hassidim, extrêmement pieux et traditionnels dans leur coutumes, le caftan de laine ou de soie jusqu’au bas des jambes, les bas blancs qui remontent haut, le chapeau à larges bords, la barbe non taillée, pour les hommes, la perruque et la maison pour les femmes. Ceux qui raccourcissent le caftan ou taillent leur barbe sont des Juifs modernisés, gagnés par des idées socialistes ou des idéaux sionistes. Des étrangers pour le hassid ! Pour lui, seule compte la maison d’études talmudiques.

Le père du narrateur est un rabbin, responsable d’un tribunal rabbinique (un Beth Din) : ce n’est pas là qu’est rendue la justice civile, mais c’est là que l’on vient s’assurer de la confirmité de ses actes, manger, épouser, divorcer, hériter, ou de ses pensées avec la religion, moyennant quelques pièces qui font vivre la famille. Le père est un érudit, il connaît les Textes, les étudie et les commente en permanence.

Le livre fourmille d'histoires anecdotiques. Un exemple parmi des dizaines d’autres, un fiancé convoque sa fiancée devant le rabbin. Elle vient avec son père. Le jeune homme, à qui il est reproché d’être un coureur et un flambeur, veut rompre les fiançailles car sa fiancée n’en veut qu’à son argent, et son père encore plus. Pére et fille acceptent la rupture mais ne veulent pas rendre les cadeaux offerts à la fiancée. Le rabbin doit trouver une solution à cette situation inédite : les fiançailles seront rompues, les bijoux ne seront pas rendus, les deux parties s’engageront par écrit à demander pardon. La jeune fille semble pourtant encore amoureuse.

Mais plus souvent, il s’agit d’histoires centrées sur le rituel, l’observance : peut-on manger une viande tombée par mégarde dans une casserole où bout du lait (selon la Loi, on ne doit pas faire cuire l’agneau dans le lait de sa mère, soit ne pas mélanger viande et laitage dans le même repas) ? Comment une mere peut-elle accepter que son fils qui s’est suicidé soit enterré de façon indigne et non comme tout le monde ? Que faire face à une femme qui prête serment sur les rouleaux de la Torah (suprême blasphème en soi, déjà), et prétend dire la vérité alors qu’elle finit par avouer qu’elle ment et voudrait se repentir ? Un homme qui vit misérablement dans une cave, peut-il dormir à côté de sa femme morte, pour ne pas coucher à terre au milieu des rats, l’inhumation ayant lieu le lendemain ? Est-il permis d’épouser une prostituée si on l’aime ? Voilà le genre de questions auxquelles le rabbin doit trouver des réponses inspirées par sa grande connaissance des textes sacrés.

La plupart des livres d’Isaac Bashevis Singer ont été écrits en Yiddish, qui est d’abord une langue orale. Dans quelle langue, celui-là, traduit de l’anglais, a-t-il été écrit dans sa version originale ? Quoi qu’il en soit, il est “écrit” et parfaitement bien écrit. Singer est un conteur, il excelle dans la nouvelle, et ce livre a l’apparence d’un recueil de nouvelles, mais c’est seulement une apprence. Il y a une grande continuité, il s’étale dans le temps et nous, invités dans toutes les règles de l’art, nous sommes happés, nous nous sentons là comme entrés par effraction, malgré toute cette humanité ainsi déployée. Ce livre est surtout un régal en termes d’observation subtile d’un monde à la fois archaïque et riche de sa culture, où les références au Livre côtoient des croyances païennes, aux dybbouk (démons), au Mal, aux cataclysmes, et où chacun se livre avec passion et souvent dans la démesure.

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