Le Pont sur la Drina, par Ivo Andric

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La rivière Drina, qui se jette dans le Danube par l'intermédiaire d'un autre cours d'eau, la Save, se situe près de la frontière serbo-bosniaque, en un lieu qui connut des épisodes de cohabitation paisible alternant avec des conflits ethniques et des guerres.

Le pont sur la Drina a été bâti à la fin du XVIe siècle, sous l'impulsion du vizir Mehmet Pacha Sokolovic, Turc d'origine serbe, et illustre l'apogée de l'architecture ottomane. Avec ses onze arches, long de 180 mètres, doté d'une certaine élégance, il possède une petite extension en son centre, nommée kapia, qui l'élargit et constitue un lieu où les habitants se retrouvent, s'assoient et boivent de la rakia ou du café. Les habitants sont ceux de la ville de Visegrad, des Serbes chrétiens, des Juifs, et des Musulmans qui sont majoritaires. L'Empire Ottoman qui a administré la région pendant quatre siècles, a imprimé sa marque, en islamisant la Bosnie-Herzégovine. En 1878, c'est l'Empire Austro-Hongrois qui prend la relève, et occidentalise la population jusqu'à la fin de la première guerre mondiale.

Mon goût de l'Histoire s'exprime d'abord là, car Le pont sur la Drina, le roman, est une sorte de chronique qui s'étale sur plus de trois siècles et a pour début et pour centre ce pont, aujourd'hui vieux de plus de 400 ans. C'est une chronique romancée qui mêle savamment le vrai, l'Histoire, et l'imaginé, le roman et, au fil des pages, c'est finalement le talent du romancier que l'on ressent. Si le pont a une vie, et même une âme (d'essence divine, dit Ali Hodja), ce sont les gens, leurs parcours, leurs destins qui intéressent l'auteur, ainsi que l'ambiance dans laquelle ils évoluent, et les changements survenus au cours des ans dans une région ballottée entre l'Orient et l'Occident. Andric s'en sort fort bien en mêlant humour et sens du tragique, voire un penchant à l'occasion pour l'horreur.

Les anecdotes au long des siècles, les portraits de personnages marquent la lecture avec force. J'ai retenu, au cours de l'Occupation turque, émaillée de guérillas ou d'escarmouches entre Serbes et Ottomans, la mise à mort par empalement et l'agonie atroce aux yeux de tous de Radisav, accusé d'entraver la construction du pont, scène d'une cruauté à peine soutenable, le mariage forcé de la belle Fata, qui finit par y échapper en se jetant du pont dans la rivière. Sous l'occupation austro-hongroise, un moment fort est le suicide du soldat Gregor Fédoune qui ne se pardonnait pas de s'être laissé prendre au piège d'une jeune femme enjôleuse qui avait réussi, au prix d'une promesse fallacieuse, à faire passer par le pont un rebelle recherché partout. Les personnages les plus marquants sont Lotika, belle juive qui tient son hôtel avec une grande autorité et une magnifique générosité, Le Borgne, tsigane, fils de rien, amoureux malheureux moqué par tout le monde et qui aura son heure de gloire, Ali Hodja, musulman traditionnaliste, qui n'accepte pas l'agitation qui secoue le monde d'alors et voue au pont un culte sacré.

Ivo Andric, croate catholique d'origine et serbe d'adoption, traverse les siècles, évoque les périodes de solidarité entre chrétiens et musulmans, et celles de conflit ethnique, sans parti pris, avec un fort esprit de tolérance. Cela étant, il fut lui-même un nationaliste engagé dans sa jeunesse, et il décrit en connaissance quelques scènes de controverses entre étudiants, les uns partisans d'une Serbie libre et forte, les autres en quête de révolution sociale. Cela à la veille de le Première Guerre mondiale, quand le déclencheur du conflit fut l'assassinat de l'héritier du trône austro-hongrois par un serbe nationaliste. Innocent, le pont sur la Drina en paya le prix…

Ivo Andric obtint le prix Nobel de littérature en 1961.

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