L'HOMME QUI TOMBE, Don DeLillo

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L'homme qui tombe, voilà un livre dont on sent qu'il est essentiel, soit parce qu'on connaît et qu'on aime l'auteur, soit parce que, dès les premières pages, on pénètre dans un univers personnel, inquiétant, mystérieux, fantastique.

L'homme qui tombe est un artiste de rue qui se jette de certains édifices new-yorkais, retenu par un harnais qui atténue à peine une mise en scène impressionnante. Mais c'est aussi ce corps qui, sur tous les écrans de télévision, tombe d'une des tours du World Trade Center le 11 septembre 2001. Le terrible drame du 11 septembre est au cœur de ce livre, dont l'action débute par les déambulations hagardes d'un des personnages, Keith, qui vient d'échapper à la mort en descendant par un escalier de la tour encore debout. Il a perdu certains de ses collègues de travail, également collègues de poker, ne se remettra jamais vraiment de l'apocalypse qu'est cet attentat terroriste, et s'abîmera dans les salles de jeu de Las Vegas, sans avoir résolu la question de son existence. Terroristes, avons-nous dit ? ils apparaissent, histoire de faire allusion à leur existence et à leur responsabilité, et disparaissent sans laisser de traces. La question du fanatisme religieux n'est abordée que marginalement.

D'autres personnages gravitent autour de Keith, notamment son ex, Lianne, chez qui il se réfugie, et qui traîne aussi une mélancolie et des interrogations, entre cet homme qui se réinstalle lourdement dans sa vie, son rebelle de fils qui parle par monosyllabes et scrute mystérieusement le ciel à la recherche des avions et de Ben Laden, autrement nommé ici, la mère de Lianne, Nina, une intellectuelle dont le couple se défait, mais qui reste sous l'emprise de son amant, un homme au passé trouble (un ex-terroriste rouge ?), mais qui a le mérite de remettre en question la puissance américaine qu'il juge provocatrice.

Don DeLillo évolue entre le réel et la fiction, entre l'actualité et l'intime, entre l'éternité et un espace-temps qui s'étire, se dilate jusqu'à ce qu'on en sente la matière admirablement et minutieusement écrite. Il esquisse, à coups de pinceaux furtifs, les portraits de ses personnages avec légèreté et distance, et une certaine réserve. Ainsi brossée à fleur de peau, leur profondeur transparaît toutefois dans de multiples détails, des actions, des gestes, des remarques. Ils évoluent hébétés, errent tels des fantômes condamnés à porter le lourd fardeau d'une sorte de fin du monde, et que rien ne sauve, ni les mots, ni l'amour, ni même aucune solidarité. Absurdité du quotidien et des pensées, chaos des âmes, anéantissement des valeurs du monde occidental et de l'esprit d'une nation, Don DeLillo rend compte d'évènements qui ont frappé la psyché nationale américaine de manière extrêmement violente.

Il rend compte sans raconter. Le récit est fragmenté, néglige toute suite chronologique au profit d'un rythme, d'une respiration, d'une scansion. Il invite à pénétrer dans un morceau de l'intrigue sans dire qui est ce "il" ou cette "elle" qui est ou qui fait. Au lecteur de savoir, et tant pis s'il s'égare ! c'est d'ailleurs peut-être le souhait de l'auteur…

DeLillo est un observateur aguerri du monde, il transforme ce qui pourrait être l'objet d'un essai en roman, il en fait un texte sensible, intelligent, pas un roman à thèse. Il ne pénètre pas en profondeur dans l'âme de ses personnages, ceux-ci sont des reflets de considérations générales ou particulières, qui constituent finalement une vision du monde, une vision plutôt pessimiste d'un monde complexe, se complaisant dans le chaos et un certain nihilisme, un monde qui ne se prépare à aucune rédemption. Question style, DeLillo se saisit d'instants, de scènes, d'images, de plans et leur assène son écriture précise, ciselée, cassante, que certains pourront trouver froide, mais qui est en parfait accord avec les brisures de la société, des individus, des âmes qui errent sans se voir.

CITATIONS

« - Et ensuite, qu'est-ce qu'il va arriver ? Tu ne te le demandes pas ? Pas seulement dans un mois. Dans les années à venir.- Rien ne va arriver. Il n'y a pas d'ensuite. C'est ça qui allait arriver. Il y a huit ans, ils ont placé une bombe dans l'une des tours. Personne n'a dit Et ensuite ? C'était ça, ensuite. C'est quand on n'a pas de raison d'avoir peur qu'il faut avoir peur. Maintenant, c'est trop tard ».

« Mais c'est bien pour ça que vous aviez construit les tours, non ? N'ont-elles pas été conçues comme des fantasmes de richesse et de puissance, destinées à devenir un jour des fantasmes de destruction ? C'est pour la voir s'écrouler que l'on construit une chose pareille. La provocation est évidente. Quelle autre raison aurait-on de la dresser si haut et puis de la faire en double, de la dupliquer ? C'est un fantasme, alors pourquoi ne pas la répéter deux fois ? C'est ce que vous dites, c'est : La voici, démolissez-la ».

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