Suttree, par Cormac McCarthy
Comme d’autres romans de Cormac McCarthy, Suttree secrète une beauté captivante, un débordement imagé et retenu dans l’écriture, une richesse, un magnétisme, une noirceur mêlées dans la description des décors ou des âmes. Avec cela, il a le pouvoir de retenir le lecteur, lui imposant des figures poétiques qui pourraient le rebuter si elle n’ajoutaient pas au sens, ne serait-ce que dans leur musicalité.
Cormac McCarthy ne raconte pas une histoire. Il écrit. L’intrigue n’a jamais vraiment été son fort. Il préfère laisser à sa prose – à laquelle la poésie du détail confère une formidable puissance – et à ses protagonistes – très bien vus en surface, jamais psychanalysés – le soin de raconter l’histoire véritable. Il place son héros dans un décor et il raconte le décor, avec un goût particulier pour les détails, la description précise, parfois très technique, des objets, avec des envolées poétiques ou surréalistes. Il procède de même pour décrire les personnages, leurs actions, composées de gestes précis, décomposés à l’infini.
Suttree est un marginal, gardant d’une possible ascendance aristocrate, une réserve, une distinction, une classe qu’il ne délaisse qu’avec l’abus de boisson. Ce qu’il est, il l’est par choix, librement. Par choix, il est sans-logis, mais il a investi une baraque au bord de la rivière où il peut dormir au chaud en hiver, chauffer sa nourriture, se mettre à l’abri du monde. Il donne l’impression de contempler, avec affection, la lie de la société, celle que l’on relègue à la périphérie des villes - ici, Knoxville -, mais il ne se contente pas d’observer, il en est, avec de l’intelligence, en gardant son indépendance et sa dignité. Par choix aussi, il est sans-emploi, même s’il pêche et vend ses poissons-chat au marché. Suttree est un marginal, un homme libre qui ne renoncera jamais à ses valeurs, amitié, solidarité, libre-arbitre. Il est celui à qui on peut tout raconter, sur qui on peut compter. Confronté à de la violence - et l’alcoolisation des pauvres bougres, comme la sienne, peut vite dégénérer - il y va, il se lance dans la bagarre. Il lui arrive aussi de quitter sa baraque, d’espérer s’enrichir dans la moule perlière, ou d’errer, de partir dans les montagnes en autosuffisance.
L’univers de Cormac McCarthy est celui de la damnation, donnant le sentiment que la malveillance règne à Knoxville, ville folle, désordonnée, mêlant modernité et vétusté, et dans ses environs, sa banlieue, lieu de tous les périls, où se condense tout ce que la ville rejette : les personnages sont damnés, même si Suttree garde toujours une certaine innocence (en lien avec l’enfant qu’il fut ?), le décor est damné, donnant à voir une nature abandonnée, flétrie, des usines désaffectées, une rivière, le Tennessee, véritable personnage à soi seul, éboueur charriant toutes sortes de résidus, des cadavres bouffis - un jour, même un bébé mort -, mais aussi pourvoyeur de pauvres richesses - poissons-chat à consommer ou à revendre, moules perlières sans valeur...
Quelques personnages secondaires ne manquent pas de relief. Ainsi Harrogate, grand adolescent un peu simple, que Suttree protège de son mieux, et qui s’est retrouvé en maison de correction car il violait des pastèques. À sa sortie il s’installera sous un pont, commettra quelques larcins, puis se lancera dans la percée d’un tunnel sous la ville pour atteindre les coffres-forts d’une banque. Voulant faire tomber un mur rebelle, il s’y prendra avec de la dynamite, avec pour résultat la rupture de canalisations issues de fosses d’aisance, et l’engloutissement du jeune homme dans « une lave montante de merde liquide ». Les amis de Suttree qu’il va retrouver dans des bars, sont aussi des marginaux, des ivrognes, des chômeurs, des repris de justice. Là, éclatent parfois des bagarres qui enflent dans une sauvagerie inouïe.
Certaines scènes sont inoubliables comme les obsèques de son fils, dont il écarté, violemment, et qui sont comme un coup de poignard et l’occasion d’une méditation sur la mort et l’innocence. Les amours de Suttree, dissemblables, avec Wanda et Joyce, Wanda une adolescente, une vierge, folle de lui, qui l’émeut, mais qui trouvera la mort dans l’éboulement d’un mur, Joyce, une catin qui l’extrait de sa misère mais ne parvient pas à le sortir de sa solitude. Le passage de l’errance dans la montagne qui le laisse dépourvu de tout pendant plusieurs jours, sauf de la beauté du monde, du mystère des cavaliers fantômes et de l’existence d’un cimetière de jeunes morts. Suttree est alors mis à l’épreuve de la réalité quand il croise un chasseur dont il doute de la consistance. Il sera plus tard mis à l’épreuve de la mort et de la renaissance quand il sera hospitalisé pour une fièvre typhoïde.
Livre difficile, prose mêlée de lyrisme, phrases difficiles, parfois longues, alambiquées, mais ajustées aux thèmes abordés, force des paysages, des lieux décrits et des personnages captés dans leurs ombres et leurs lumières, dans leurs gestes, jamais dans leur passé ou dans l’analyse d’une quelconque souffrance. En cela, McCarthy dont plusieurs livres ont été adaptés au cinéma, est un œil, un œil-caméra, un peintre du réel et des dessous du réel. C’est un artiste mystérieux, ténébreux, qui tente de déjouer des angoisses universelles, cosmiques, métaphysiques, au centre desquelles se débattent le Bien fragile et le Mal rayonnant.